Lire avec Binaros : « PYRÉNÉES ABANDONNÉES » Wilco Westerduin

PYRÉNÉES ABANDONNÉES — Wilco Westerduin — Editions Arteaz

Il peut se faire que, feuilletant distraitement l’album de Wilco Westerduin, on soit surpris et même déconcerté par ses photographies de bâtiments délabrés, d’intérieurs dévastés, de charpentes affaissées. Lieux de vie ou de loisir ou même de travail orphelins de toute sève, blessés, vacants, outragés, oubliés. Mais très vite des images de ces décombres, de ce délaissement d’endroits où sans conteste le charme régna, où l’énergie circula, où le quotidien fût riche de présences, de ces images naît un attrait, un appel quand ce n’est pas une fascination.

De ces pages sourd une élégance, une séduction tangible, échos du faste de ce qui pourtant est flétrissure. C’est là qu’un basculement s’opère, que, peut-être, une mémoire endormie soudain nous revient, nous retourne.

Wilco Westerduin, Néerlandais installé au Pays basque, photographie ce que l’on nomme ruines, de la demeure grand-bourgeoise à l’usine, de l’hôtel aux thermes, semées de meubles, de bibelots, d’instruments de musique, ouvertes à la végétation, émaillées de reliques de vies qui furent, jadis et naguère. Non pas des débris nés des guerres mais plus simplement, plus fatalement des vestiges de l’agression et des contraintes du quotidien. De ces très belles images, non retouchées, naissent des îlots de reconnaissance émergeant de notre amnésie, des commentaires muets issus du discours de l’Histoire, celle qui nous échappe, éléments tombés du temps d’avant, mais fragments d’une continuité. C’est tout le paradoxe de la beauté des ruines, matière virant de la splendeur à l’abandon, du rayonnement au délaissement.

Peut-être y discerne-t-on un idéal perdu… Ce n’est pas fruit du hasard si la ruine a envahi, hier comme aujourd’hui, la peinture, le jeu vidéo, un genre cinématographique et littéraire. La ruine, théâtre de nos fantasmes, aliment pour l’imaginaire, illustration de nos états d’âme au sein d’une époque de menaces, d’âpreté, de repères instables. Mémorial d’un anéantissement progressif, en elle se fonde sans doute comme un plaisir de la mélancolie, une poétique de l’abandon par opposition à maints hymnes à la compétitivité. Elle murmure un appel à l’humilité tant l’œuvre humaine se disloque, tant l’éphémère écrase le temps. Elle nous chuchote que nous sommes, nous aussi, mortels.

Contrairement au kitsch, il n’y a pas d’intention dans la ruine : elle advient. L’homme s’épuise et abandonne. Ainsi en est-il de maints sites allant de Senterada ou de Canejan, en Catalogne, de Montcortès ou de Belchite en Aragon, de Saint-Girons ou de Castillon, dans le Couserans, du gave de Jéret à Bagnères, en Bigorre, des Eaux-Bonnes à Labastide-Villefranche, en Béarn, d’Urrugne à Cambo, au Pays basque. Les lieux précis ne peuvent être mentionnés. La pratique de recherche, de découverte, de photographie de ces lieux hors des guides touristiques porte un nom : l’urbex, ou exploration urbaine, née dans les années 1980, dépasse maintenant le périmètre des villes mais demeure tout autant dangereuse et illégale (ces bâtiments sont encore souvent des propriétés privées menaçant de s’effondrer, du moins partiellement). Il s’agit le plus souvent d’une pratique clandestine reposant sur une recherche rigoureuse, patiente, où le flair importe autant que l’attrait pour les sensations fortes, où la curiosité téméraire mais respectueuse (ne rien dérober, ne rien détériorer volontairement) s’apparie à l’émotion esthétique alliant sensibilité fine et captation brute.

L’album refermé il restera bien des questions en suspens : restaurer ou détruire, aménager ou sécuriser ? Partir à l’aventure ou laisser ce soin à Wilco Westerduin et consorts ? Il en est du patrimoine bâti comme du patrimoine naturel : certains sont hyper-protégés quand d’autres sont massacrés. Où se loge la vanité humaine ? Laissons une bribe de réponse au poète Fernando Pessoa : « La beauté des ruines ? / Celle de ne plus servir à rien. »

Pyrénées abandonnées, Photographies de Wilco Westerduin, préface de Patrice Teisseire-Dufour, dérades d’Alexandre Hurel. Non paginé, 32 €. Éditions Arteaz

Jean-Luc Chesneau


Postez un commentaire